À chaque changement de saison, j’aime nager à contre-courant, en Aneth saumonée, et naviguer les pieds nus, sur le chemin clair et obscur de la Guimanderie, au plus près des terres plates et arables de mes ancêtres, un retour aux sources à quelques centaines de kilomètres du Mont Gerbier des Joncs.
Le matin, je saute du lit, sans chaussettes, la voûte à plat, l’œil qui frise, et avance, comme un petit animal, dans le jardin printanier de la maison familiale. Un hectare d’herbes, de pelouse, de potager et de verger régénère mes orteils jusqu’à mes oreilles. L’ivresse s’empare alors de mes poils et de ma peau, je frissonne, je ne sais si c’est l’instant qui me remue, ou si je remue tout court et que l’instant s’est figé.
Étrangement, me retrouver immergée dans ce lieu très personnel, me rapproche de la globalité du monde. C’est à Villetrun que l’infiniment petit et l’infiniment grand se rencontrent. Je crois que c’est l’âme du lieu qui emballe tous mes souvenirs et me libère de mes histoires à venir. Ici, c’est un peu mon île, « mon Ithaque » et ceux qui l’habitent, mes parents, arrivent à me mettre à l’endroit, ce qui est un exploit !
Tout à coup, je sors de mes pensées, éveillée par le tic tac d’un petit bec, sec, qui pique dans une écorce de boulot. Et tout en marchant, je me sens happée, par le noyer immense qui trône et qui me rappelle que mon retour est généalogique et logique. Telle une toupie ou un derviche tourneur je me recentre régulièrement sur mon noyau pour mieux agrandir le cercle de la vie. Je me souviens de nombreuses scènes qui se sont produites sous cet arbre, le lendemain du mariage de mon frère aîné, un pique-nique en compagnie de copains de mon frère cadet, des jeux avec Bob le chien et des amis. Puis, de manière plus prosaïque, je regarde le noyer, qui, les jours de grand vent, fait trembler de peur mes parents, car son tronc pourrait venir fendre le toit et plus que mon imagination.
La Guimanderie est ma Maison Blanche, sans bureau ovale, adossée à la colline de Villetrun, personne n’en a jeté la clé. Elle est la clé de mes songes. De côté, elle prête son flan à un virage en épingle à cheveu, une géographie qui rompt avec les lignes trop droites de la région.
Au-dedans, la nuit, le bois craque, les souris grattent les cloisons et le chauffage central glougloute. Je rêve souvent les yeux ouverts, j’entends au loin les voitures qui profitent du printemps pour se faire la belle et tailler la route, et plus près, dans une sous-pente d’une grange, j’écoute une chouette qui hulule. Il paraît qu’elle parle à Antigonegone l’uluberlu qui a lu, bu et vu. Avec son chapeau pointu, le volatile invite au voyage.
Bon, je m’en vais dormir comme un loir, la tête en sourdine, en pensant ô combien sont heureux ceux qui partent avec un ancrage intérieur. Ainsi, l’horizon pour eux n’a pas de limites. Il se déplace, et se redessine, un trait jamais le même, telle la marée…
On est toujours de l’endroit où on est né. Mitterrand expliquait ainsi son attachement au terroir. On naît à cet endroit de la terre et on est de cet endroit parce un mystère, un cordon invisible nous y rattache pour toujours. Les migrants le savent bien, leur obligation de départ et surtout leur impossibilité à y revenir peuplera leurs rêves d’images et de scènes de leur enfance. Cet attachement mystérieux au lieu de naissance concrétise la nécessité des repères pour se construire, et devenir un être pensant de la terre. Les souvenirs des sons, des images, des senteurs de l’enfance sont la texture de l’existence.
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